Présentation du texte de Freud, Sur les transpositions des pulsions dans l’érotisme anal
Voici la présentation de Freud, Sur les transpositions de pulsions plus particulièrement dans l’érotisme anal, 1917, faite à l’ALI Rhône-Alpes le 2 avril 2025 dans le cadre du groupe de travail “De Freud à Lacan” :
Freud commence son texte en rappelant ce que l’observation psychanalytique lui a permis de découvrir plusieurs années avant ce texte de 1917. Il fait référence au texte paru en 1908 : Caractère et érotisme anal, où il avait pu repérer « trois particularités de caractère » dénotant, dit-il, un « renforcement de la composante érotique anale dans la constitution sexuelle des personnes chez lesquelles il est arrivé au cours du développement que, par la consommation de leur érotisme anal, se forment ces modes de réaction privilégiés du moi ». Il s’agit du caractère « ordonné, économe et obstiné » du moi. Arrêtons-nous déjà sur cette première phrase, pour insister sur un premier point, la notion de caractère. Le caractère, qu’est-ce que c’est ? Et si nous le mettons en parallèle « des modes de réaction » du moi, que peut-on en déduire ? Le caractère serait-il à ranger dans le champ des formations réactionnelles ? Le caractère, cette « chose difficilement définissable » selon l’aveu de Freud lui-même n’est manifestement pas une notion psychanalytique, et pour autant, il traverse toute l’œuvre freudienne, puisqu’on le trouve déjà dans la Traumdeutung, et qu’il sera là encore présent dans son dernier texte : Analyse finie et infinie. A tel point que la question se pose de savoir s’il ne tient pas du roc ? Pourquoi Freud en fait-il état, et pourquoi cherche-t-il à analyser sa texture, si ce n’est parce que la psychanalyse bute sur ces formations résiduelles ? Le caractère, Freud le voit comme une résistance à la cure, et il nous l’indique dans un texte de 1916, qui s’intitule « Quelques types de caractère dégagés par le travail psychanalytique », il nous dit le cheminement qui fut le sien : « Quand le médecin conduit le traitement psychanalytique d’un nerveux, son intérêt n’est absolument pas dirigé au premier chef sur le caractère de celui-ci. Il voudrait bien plutôt savoir ce que signifient ses symptômes, quelles motions pulsionnelles se cachent derrière eux et se satisfont par eux, et quelles sont les étapes du chemin mystérieux qui a mené de ces souhaits pulsionnels-là à ces symptômes-ci. Mais la technique que le médecin doit forcément suivre l’oblige bientôt tout d’abord à diriger son désir de savoir sur d’autres objets. Il remarque que sa recherche est menacée par des résistances que le malade lui oppose, et il est en droit d’imputer ces résistances au caractère du malade. C’est alors que le caractère requiert en premier son intérêt ».
Voilà une première question pour nous, psychanalystes, qui révèle l’actualité de ce texte, question que nous nous posions la dernière fois, à savoir celle du traitement du narcissisme dans la cure : le caractère peut-il être un frein, ou pire, un obstacle au déroulement jusqu’à son terme de la cure psychanalytique ? Peut-on le voir autrement que comme quelque chose qui se serait fixé au niveau du moi, qui tiendrait d’une armature, mais que le sujet pourrait brandir, telle une armure ? Nous évoquions la dernière fois l’impact délétère du diagnostic, comme venant possiblement figer l’identité d’un sujet, eh bien le caractère ne fonctionnerait-il pas comme un diagnostic, voire un autodiagnostic ? N’entend-on pas souvent ces phrases : « c’est mon caractère », « il a mauvais caractère », pire : « il est « caractériel », connotant là quelque chose qui relèverait non seulement d’une certaine immuabilité, mais qui en outre tiendrait de l’inné ? Il n’en est pourtant rien, et Freud, je le précise, fait du caractère un fait de langage : « Ce que nous appelons notre caractère repose sur des traces mnésiques de nos impressions ; et ce sont précisément les impressions qui ont agi le plus fortement sur nous, celles de notre première jeunesse qui ne deviennent presque jamais conscientes », écrit-il dans l’Interprétation du rêve. A noter que le verbe allemand que traduit reposer est beruhen, qui exprime l’idée suivante : reposer sur, tenir sur, dépendre de, provenir de, et dont la racine ruhen évoque l’immobilité, le fait de se reposer, de dormir. Enfin, par extension, beruhigen peut signifier apaiser, tranquilliser, calmer, rassurer, rasséréner. On pourrait faire l’hypothèse que le caractère, cette « manière d’être » dit le Robert, aurait pour visée d’immobiliser ces multiples traces en un complexe stable et permanent, et ce une fois pour toutes, de manière à rendre ces traces silencieuses, et pourrait-on ajouter, à tranquilliser le sujet, pire, à le faire dormir. Il faut pointer ici en effet, avant d’avancer dans le texte, la différence qui existe entre sublimation et formation réactionnelle : là où dans la sublimation il y a un déplacement du but pulsionnel, qui permet une grande plasticité, dans la formation réactionnelle, le changement de but ne se fait qu’en surinvestissant le but opposé au but refusé, et il y a une fixation de ce nouveau but sous la forme du trait de caractère. Ainsi dans le caractère anal, par exemple, l’économie constitue la formation réactionnelle à la pulsion de donner. Je crois qu’on entend bien l’enjeu, pour Freud le premier, et pour nous à sa suite, l’enjeu de mieux comprendre la formation du caractère, si l’on veut permettre au sujet de dépasser quelque peu ce qui revient toujours à la même place, et qui fait obstacle, je le dirais comme cela, au désir et à la création. L’amour de l’ordre, l’avarice et l’obstination constituent ainsi une triade de traits qui s’installe une fois que la zone anale a perdu sa signification érogène. Nous sommes là dans la thèse de 1905 d’une sexualité prégénitale, infantile, en zones érogènes découpées sur le corps, où s’exercent les pulsions partielles. Notons ici une difficulté dans la traduction : si « économe » renvoie à l’avarice, et « obstiné » sans trop de mystère, à l’obstination, comment comprendre le passage de « ordonné » à la pédanterie, le texte allemand d’ailleurs indiquant « Pedanterie » ? Dans le texte publié aux PUF des OCF, nous trouvons à la place de pédanterie, méticulosité. Comment s’y retrouver dans ces différences ? Le pédant est un individu qui fait étalage d’une érudition livresque, ou qui manifeste prétentieusement une affectation de savoir (dixit Le Robert). Le méticuleux, lui, est celui qui a le goût du petit détail, qui est soigneux, minutieux, scrupuleux, tatillon, mais aussi ordonné. N’y a-t-il pas dans ces deux termes qui, à première vue semblent bien éloignés l’un de l’autre, un point qui les rassemble, et qui serait le suivant, à savoir : une lutte acharnée contre le trou, contre la castration, digne du discours universitaire, tel que Lacan l’a formalisé, discours qui vise le tout savoir, ou un savoir sans lacune ? Ainsi, cette petite recherche lexicale a le mérite de nous faire entendre deux choses : la première, c’est que le trait de caractère est ce moment qui commémore la perte, tout en la démentant, puisqu’il s’agit de conserver dans la réalité psychique, par réaction, ce qui fut effectivement, et irrémédiablement perdu. La seconde, qui a trait à la méthode psychanalytique, est de nous mettre devant le nez combien cette triade qui compose le caractère anal va à l’opposé de la règle fondamentale :
- être ordonné va à l’encontre de dire ce qui vient comme ça vient, et la pédanterie est une dénégation de l’inconscient, c’est-à-dire du trou dans le savoir.
- Etre économe renvoie à l’avarice, c’est-à-dire au fait de garder, ce qui peut aller à la fois à l’encontre de la règle fondamentale (donner, dire tous les mots qui viennent) comme à l’encontre du paiement des séances.
- L’entêtement est une manière de combler les trous par la pensée, par la rumination, par la jouissance du sens, et s’oppose donc à la parole.
Donc, ça, c’est le premier pas de Freud, qui repère ce caractère grâce aux cas de névrose. Il indique le second pas qui fut le sien, « guidé, dit-il, par une expérience analytique particulièrement contraignante ». Il dut admettre dans le développement de la libido de chacun cette fois, et ce avant la phase du primat génital, une organisation prégénitale, dans laquelle le sadisme et l’érotisme anal jouent le rôle conducteur. Ce second pas est exposé dans l’article « La disposition à la névrose obsessionnelle ». Je ne sais si nous l’avons étudié, mais c’est un texte fondamental pour mieux entendre le trajet de Freud. Il y indique une lacune et une difficulté concernant le caractère. La lacune, c’est que les stades de développement du moi (dont fait partie le caractère, « mode de réaction privilégié du moi ») sont trop peu connus. La difficulté, c’est que manque dans le caractère ce qui est propre au mécanisme de la névrose : le ratage du refoulement et le retour du refoulé. « Dans la formation du caractère, ou bien le refoulement n’entre pas en action, ou bien il atteint sans encombre son but, remplacer le refoulé par des formations réactionnelles ou des sublimations. C’est pourquoi les procès de la formation du caractère sont plus impénétrables et plus inaccessibles à l’analyse que ceux de la névrose ». On voit donc tous ces textes de Freud, de cette période, qui visent à combler cette lacune qui tourne autour de la constitution du moi.
C’est ainsi qu’une nouvelle question surgit pour Freud : « où sont passées les motions pulsionnelles de l’érotisme anal », une fois le primat du génital établi ? Autrement dit, quel est leur destin ? Subissent-elles le refoulement ? Sont-elles sublimées ou consommées par transposition en attributs du caractère ? Ou bien encore trouvent-elles à se loger dans la nouvelle organisation génitale ? Comment les pulsions, orales, anales, etc. sont-elles conservées, modifiées, et transformées quand s’impose le primat du phallus ? Freud y répond : aucun de ces destins n’exclut les autres, ce qui pose la question de la répartition de ces destins à la phase suivante. Autrement dit, le postulat de Freud c’est de dire que le primat du génital, le phallus, n’annule pas totalement la jouissance prégénitale. Il y a un reste. Freud le dit ainsi : « les sources organiques de l’érotisme anal ne peuvent tout de même pas être obstruées par l’entrée en scène de l’organisation génitale ». C’est ce que nous retrouverons dans l’interrogation lacanienne autour des liens entre objet a et phallus. Comment s’accorde la jouissance pulsionnelle avec le phallus ? Freud déjà nous indique ici la voie en pointant la connexion entre le langage et la pulsion, ce que nous retrouvons dans le titre en allemand : Uber Triebumsetsungen, qui signifie : Trieb : pulsion, umsetzungen : transposition, traduction. Nous sommes là au cœur des rapports du sujet à l’objet, au cœur de la constitution du fantasme pourrait-on dire aussi, pierre angulaire du désir de l’homme. Mais alors, quelle est la texture de cet objet ? Il est intéressant de noter que Lacan, dans Les formations de l’inconscient revient très précisément sur ce texte de Freud. Après avoir situé le désir comme étant structuré dans ce lieu de l’Autre, comme lieu de la parole, Lacan évoque ce qu’il appelle « son répondant, son support, le point où il se fixe sur son objet qui, bien loin d’être un objet en quelque sorte naturel, est toujours constitué par une certaine position prise par le sujet par rapport à l’autre ». Voilà pourquoi Freud, ajoute Lacan, n’emploie que très rarement le terme d’instinct : « Il s’agit toujours de pulsions, autrement dit de quelque chose qui est un terme technique donné à ce désir, en tant que la parole l’isole, le fragmente, et le met dans ce rapport problématique et désarticulé avec son propre but – c’est-à-dire ce qu’on appelle la direction de la tendance – avec son objet ». Et il poursuit en rappelant que cet objet est « essentiellement fait de substitution, de déplacement, voire de toutes les formes de transformation et d’équivalence essentiellement sujettes à la parole » (Leçon du 11 juin 1958).
A ce point du texte, c’est-à-dire au moment de répondre à la question du destin de l’érotisme anal à la phase suivante, Freud évoque une difficulté, étonnante, surprenante : nous ne souffrons pas d’un manque, mais d’une profusion de matériel qui complique la tâche en opacifiant le problème auquel on ne parvient pas à donner une solution unique et complète.
Et pour se repérer dans la série des transpositions de la pulsion anale, Freud prend pour point de départ une équation minimale, selon laquelle il faudrait admettre qu’ « au niveau des productions de l’inconscient – idées, fantasmes et symptômes – les concepts d’excrément (argent, cadeau), d’enfant et de pénis se séparent mal et s’échangent facilement entre eux ». Bon ! Alors, notons déjà l’aspect scandaleux de cette thèse, pourtant selon Freud irrécusable ! Nous avions déjà eu l’équivalence de la mère et de la putain dans l’inconscient, mais, là, vraiment, c’est fort de café, si j’ose dire ! Qu’est-ce qui peut bien rapprocher un enfant, du pénis, voire d’un excrément ? Si un certain nombre de thèses freudiennes sont entrées dans le discours courant (je pense au complexe d’Oedipe ou au meurtre du père par exemple, dont on parle à tort et à travers sans savoir ce qu’elle recouvre), il n’en va pas du tout de même pour cette équivalence. Le fait que nous naissons d’abord comme objet et que l’hypothèse du sujet ne vienne qu’ensuite, qui plus est par l’entremise de l’Autre primordial, est grandement méconnue, j’ai eu de nombreuses fois l’occasion de m’en rendre compte au niveau des équipes que j’accompagne en supervision.
Freud va alors décliner et déplier dans la suite du texte ces équivalences et substitutions point par point. Il commence par la relation qui lui semble la plus évidente : celle entre l’enfant et le pénis. C’est un symbole, commun, le « petit », en allemand « das kleine », qui permet cette équivalence dans l’inconscient. Il n’est peut-être pas inutile de noter que c’est le mot « petit » qui est mis entre guillemets, et non « le petit », car « das kleine », comme nous l’indique la traduction de Pichon et Hoesli, signifie le petit, mais au neutre, cette nuance ne pouvant être rendue dans la langue française, qui ne possède pas de neutre, et dont les mots sont soit féminins, soit masculins. Mais dans la langue allemande, le neutre existe, et c’est sûrement ce qui permet à Freud d’affirmer que « la langue symbolique ne tient pas compte de la différence des sexes ». Ce qui n’a pas manqué de m’interroger : que dire de cette assertion freudienne et subjectivement parlant, quelles différences cela peut-il faire d’une langue à l’autre, selon qu’il y ait ou non cette adjonction du neutre ?
Il n’en reste pas moins que « das kleine », au neutre, autorise le passage d’une première signification (le membre viril, le pénis) à une seconde : l’organe génital féminin. De cette substitution, Freud va explorer le complexe de castration féminin, en partant de la névrose. Ce que l’on va retrouver, je l’indique au passage, sur le haut du schéma freudien. Ce complexe de castration féminin ne peut s’aborder chez Freud que par le biais de ce qu’il a nommé « penisneid », et qui a été traduit en français par « envie du pénis ». Il apparaît pour la première fois dans les Trois essais, l’envie du pénis étant le pendant du complexe de castration du garçon. Mais ce n’est, on l’a vu dernièrement, que dans le texte Pour introduire le narcissisme, qu’il est décrit comme étant la forme même du complexe de castration féminin, chaque enfant – qu’il soit fille ou garçon – subissant une atteinte narcissique. Il dira dans ce texte comment ce penisneid détermine le type féminin de choix d’objet, les femmes choisissant de préférence leur objet selon un mode narcissique, répondant à cette nécessité de se faire elles-mêmes objet d’amour des hommes, objets recelant cet « agalma », cette merveille, qui n’est que cet objet perdu, cause du désir. 1905, 1914, et 1917, avec ce texte sur la grande équation symbolique qui est, notamment, décisive pour toute approche de la sexualité féminine. C’est ainsi grâce à chacune de ces équivalences symboliques, que se trace le destin sexuel d’une femme, destin qui rend possible sa rencontre amoureuse avec un homme. Elle troque en effet son envie du pénis contre le désir de recevoir un enfant en cadeau. Déplions cette équivalence point par point : Freud part de la névrose, qui révèle toujours les impasses ou les difficultés de devenir une femme. La névrose maintient en effet celle-ci du côté de la virilité et témoigne de la prévalence de ses identifications viriles : « Si l’on explore assez profondément la névrose d’une femme, il n’est pas rare qu’on finisse par buter sur le désir refoulé qu’elle a de posséder comme l’homme un pénis ». Cette équivalence fait qu’à tous les moments de sa vie, lorsque pour une raison ou pour une autre, son désir d’enfant ne peut être satisfait, il reprend aussitôt son ancienne forme, et il redevient « par reflux de la libido » « envie du pénis » et « porteur des symptômes névrotiques ». Freud fait dépendre la diversité des situations de facteurs accidentels qui se produisent dans la vie d’une femme, diversité de situations, d’ailleurs pas toujours très simples à saisir dans leur différence, qui ne doit pas masquer l’équivalence structurale sous-jacente qui les unit.
Mais cette envie du pénis connaît encore un autre destin, lorsque « les conditions de la névrose sont absentes dans la vie ultérieure ». Il se change « en désir de l’homme », dit Freud, avançant là pour la première fois ce que serait une position féminine dite normale, celle, donc, où le désir du pénis se traduirait par le désir pour un homme, et ce indépendamment de son désir supplémentaire d’obtenir un enfant de lui. « Pour ces femmes, il devient alors possible d’avoir une vie amoureuse selon le type masculin de l’amour d’objet, qui peut s’affirmer à côté du type proprement féminin dérivé, lui, du narcissisme ». Nous retrouvons là, en plus abouti, les thèses du texte Pour introduire le narcissisme. Mais à tous moments, Freud le souligne, il peut y avoir régression du désir d’enfant au désir de l’organe, et aussi bien régression de l’amour pour l’homme au pénis de celui-ci. A ce sujet, Freud se demande si le désir pour l’homme est indépendant du désir d’enfant : ne faut-il pas, de manière rationnelle, rabattre le premier sur le second, étant donné que le second passe obligatoirement par le premier ? Freud maintient malgré cela l’indépendance des deux désirs (désir pour l’homme et désir d’enfant), qu’on retrouve bien imagé dans le schéma de la fin du texte, traçant une ligne de démarcation entre le féminin et le maternel. Il est plutôt intéressant que cette hypothèse rationnelle ne soit pas retenue par Freud, puisque nous savons qu’elle n’est plus valable aujourd’hui : le désir d’enfant peut très bien, grâce à la science, se passer réellement du désir pour l’homme. A côté de ces procédés émanant de la science, nous trouvons aussi des femmes qui se passent de l’homme d’une autre manière, symboliquement, en les utilisant comme géniteur, le désir d’enfant apparaissant là au premier plan. Le désir d’enfant joue sur les deux versants, il participe tout à la fois aux manifestations de la névrose, comme dans le cas de cette patiente, et à celle de la féminité lorsque le désir d’enfant, qui émerge du désir de l’homme qu’elle aime, s’adjoint l’ancien souhait visant le pénis en tant que renforcement libidinal inconscient.
Nous mesurons la précision clinique de la thèse freudienne qui est toujours d’actualité, et qui nous amène à considérer le dialogue, chez une femme, entre l’être et l’avoir, entre sa féminité et la fonction maternelle qu’elle peut – ou pas – souhaiter occuper.
Freud va poursuivre l’explicitation de cette grande équivalence, en indiquant « une autre voie » : l’équivalence entre l’enfant et cet autre objet a de la phase prégénitale : le Lumpf, l’excrément. Les deux sont amenés à passer par l’intestin, et nous noterons qu’il existe un mot qui fait entendre cette équivalence entre l’excrément et l’enfant, c’est le chiard. Freud, lui, va pointer un autre usage linguistique : l’expression « donner un enfant ». D’ailleurs, là aussi, eu égard à cet objet a qu’est l’enfant, on a coutume de dire que l’homme fait un enfant à une femme qui le lui donne à la naissance. Les difficultés se posent lorsque, cet enfant, précisément, elle ne veut pas le donner, pensant qu’il est à elle, qu’elle l’a. Nous sortons alors là du champ de l’amour, qui consiste à donner ce qu’on n’a pas… Je cite ce passage de la très belle intervention de Lacan à la chapelle Saint-Anne, le 6 janvier 1972 : « L’amour, l’amour que ça communique, que ça flue, que ça fuse (que c’est l’amour, quoi !), l’amour, le bien que veut la mère pour son fils : l’(a)mur, il suffit de mettre entre parenthèses le a pour retrouver ce que nous trouvons du doigt tous les jours. C’est que même entre la mère et le fils, le rapport que la mère a avec la castration, ça compte pour un bout ».
Freud poursuit : « L’excrément est précisément le premier cadeau, cette « partie du corps du nourrisson dont il ne se sépare que sur l’injonction de la personne aimée », ajoute Freud. Lacan reprendra ce point dans le séminaire L’Angoisse, où il rappellera l’objet anal « n’est pas purement et simplement l’excrément, car c’est (…) en tant que demandé » par l’Autre qu’il est à situer dans la constitution du sujet. C’est à ce niveau que le sujet a, précise Lacan, « pour la première fois l’occasion de se reconnaître comme objet ». L’objet anal dans cette perspective s’inscrit comme demande de l’Autre faite au sujet de le lui céder. Il s’agit d’un objet qui tourne, dit Lacan : « Garde-le. Donne-le ». En effet, Freud va y insister : « la défécation fournit à l’enfant la première occasion de décider entre l’attitude narcissique et l’attitude d’amour d’objet. Ou bien il cède docilement l’excrément, il le « sacrifie » à l’amour, ou bien il le retient pour la satisfaction auto-érotique, et, plus tard pour l’affirmation de sa propre volonté ». De cette dernière décision, Freud fait dériver ce trait de caractère qui est l’entêtement, qui naît, donc, « d’une persistance narcissique dans l’érotisme anal ». La question se pose : tous les traits de caractère ne sont-ils pas jusqu’à un certain point « une persistance narcissique dans l’érotisme anal » ? Ne sont-ils pas construits, assez souvent sur le modèle que nous offre l’obstination, celle-ci prenant son origine dans la rétention de l’objet anal que l’on peut refuser de céder à l’autre, en ne se soumettant pas aux conditions qu’il voudrait imposer ? N’entend-on pas là avec acuité la question que cette persistance narcissique nous pose concernant l’analyse ? Ce refus de céder n’est-il pas à concevoir comme qui irait à l’encontre non seulement de la règle fondamentale (dire ce qui vient comme ça vient) mais encore du paiement des séances ? Double résistance donc, qui concerne les deux registres de la constitution du sujet, que sont l’aliénation et la séparation. Concernant la première, on se rappelle que Lacan a inventé les séances à durée variable grâce à un obsessionnel, la coupure étant particulièrement nécessaire dans cette névrose.
Concernant l’objet, nous y arrivons, avec cette question de l’argent. Après avoir rectifié sa thèse de 1908 (« ce n’est pas or-argent, mais cadeau qui est la première signification à laquelle conduise l’intérêt pour l’excrément »), Freud indique la transposition de cet objet sur cette « matière nouvelle », l’argent, qui est symbole de la valeur de l’échange. Là encore, nous trouvons dans « l’argent sale » une expression qui fait entendre cette équivalence, à côté des exemples qu’a donnés Freud dans le texte de 1908 et sur lesquels je ne reviens pas. On retrouve cette équivalence sur le schéma, appelé « stade d’objet », entre l’excrément, le cadeau, puis l’argent. Je le rappelais au début, ce texte est démonstratif de ce qui du langage appareille la jouissance mais aussi la véhicule. L’argent y apparaît dans sa dimension de matérialité signifiante, un mixte de jouissance et de signifiant.
Cette question autour de l’argent concerne bien sûr le paiement des séances. Bien qu’il lui soit arrivé de pratiquer des cures gratuites, Freud considérait que « l’absence de l’influence correctrice du paiement présente de graves désavantages ; l’ensemble des relations échappe au monde réel ; privé d’un bon motif, le patient n’a plus la même volonté de terminer le traitement » (La technique psychanalytique). Cette question de la fin du traitement, Lacan la reprend à sa façon : « que paye-t-on dans une analyse ? » demande-t-il, dans l’Envers de la psychanalyse ? « C’est le plus-de-jouir qu’il faut payer », dit-il, l’analyste invitant le sujet, l’analysant à se décompléter. Autrement dit, le trajet d’une analyse doit concrètement aboutir à la possibilité tout à la fois d’aimer et de désirer, puisque l’un comme l’autre se sustentent du manque. Or, notre époque, par bien des aspects, n’en veut rien savoir, et j’ai pu, modestement, en témoigner dans un article sur le polyamour, dans la dernière revue des Feuillets. On entend mieux à partir de là, la définition lacanienne de l’amour, donner ce qu’on n’a pas, donner son manque, et c’est ce qui se produit à chaque fois qu’un sujet s’offre en creux, se fait l’adresse du message d’un autre. Le maniement de l’argent dans l’analyse doit donc permettre de mettre en œuvre une perte de jouissance pour que le désir soit engagé et qu’un savoir nouveau émerge. Cette question reste vive aujourd’hui, puisqu’il n’y a pas, évidemment, de protocole qui nous permettrait en tant qu’analyste de savoir à l’avance comment cette question doit être traitée. Freud le souligne, il n’y a pas de « mécanisation de la technique » (La technique psychanalytique), et l’invention, là comme ailleurs, est de mise.
Freud poursuit le dépliement des occurrences de sa grande équivalence : il résume tout d’abord en une phrase un des fruits de sa découverte : l’intérêt pour l’excrément peut se transposer dans l’intérêt pour l’argent et dans le désir d’avoir un enfant (désir d’enfant dans lequel se conjoint une double motion, érotique anale et génitale, l’envie du pénis). Puis il mentionne que le pénis a une signification érotique anale, indépendante de l’intérêt pour l’enfant. Il cite le propos d’un de ses patients : « la verge d’excréments », pour indiquer l’équivalence qui existe entre le pénis et le vagin d’une part, l’excrément et l’intestin de l’autre, équivalence particulièrement marquée dans les fantasmes de certains névrosés qui ont gardé avec l’érotisme anal des liens ténus, comme par exemple dans la névrose obsessionnelle.
Pour tenter de s’y retrouver et de rendre moins obscures les multiples relations de cette série, Freud propose de les spatialiser dans un schéma à la portée limitée, mais qui va lui permettre un commentaire. Il insiste tout d’abord sur l’entêtement, formation réactionnelle qui produit un repli narcissique à l’endroit du désir de l’Autre. L’excrément se transforme en intérêt pour le cadeau, puis pour l’argent, comme l’indique le bas du schéma. En haut, nous avons l’entrée en scène du pénis qui fait naître chez la petite fille l’envie de pénis qui se transposera en désir d’un homme, après, dit Freud, qu’il se soit dirigé d’abord sur le désir d’enfant, par l’entremise du symbole commun le « petit ». De là, du désir d’enfant, la voie rationnelle (le fait qu’il faille un homme pour avoir un enfant) conduit au désir d’avoir un homme. Chez l’homme à présent, où Freud semble plus à l’aise pour reconnaître les transpositions pulsionnelles, la découverte de l’absence de pénis chez la femme en fait un objet détachable analogue à l’excrément, par l’entremise de l’entrée en jeu du phallus. Le désir d’enfant, quant à lui, prend sa source à la fois dans l’équivalence avec l’excrément et avec le cadeau, ces trois éléments que sont le pénis, l’enfant et l’excrément trouvant dans ce complexe somato-psychique une identité inconsciente.
En guise de conclusion, mais qui sera une ouverture, je voudrais faire entendre deux éléments fondamentaux de l’enseignement de Lacan, qui vont avoir pour effet de réorienter considérablement la direction de la cure analytique. Ces deux éléments sont au cœur de ce texte freudien, il s’agit du phallus et de l’objet, dit par Lacan petit a.
Le premier concerne ce fameux roc qui sera explicité comme tel dans Analyse finie et infinie, mais qui est déjà présent dans le texte présenté ce soir, et qui est la protestation virile côté homme, le penisneid côté femme. A partir d’un article de M. Bouvet qui s’intitule « Incidences thérapeutiques de la prise de conscience de l’envie du pénis dans la névrose obsessionnelle féminine », Lacan, dans la leçon du 11 juin 1958, va reprendre la question du Penisneid, l’élever au rang de signifiant, et donc faire passer l’envie du pénis du côté du désir du Phallus, en tant que celui-ci devient le symbole de ce qui manque à la mère, de ce qui la fait désirante, donc. Les fantaisies et les rêves de cette femme obsessionnelle ne témoignent pas de son désir d’être un homme, comme le lui interprète Bouvet, identifiant de manière fautive désir de possession du phallus et désir d’être un homme, mais témoignent de son désir d’être l’objet du désir de la mère. Si elle veut l’avoir, c’est pour l’être.
A partir de là, Lacan va pouvoir revenir sur ce roc, à la fois chez l’homme et chez la femme : « Freud a vu et a désigné les frontières de l’analyse comme s’arrêtant, si je puis dire, en ce point qui, dans certains cas, dit-il, s’avère irréductible, laissant chez le sujet une sorte de blessure qui est pour l’homme le complexe de castration (…) qui en somme, se résume en ceci, qu’il ne peut avoir le phallus que sur le fond de ceci : qu’il ne l’a pas. Ce qui est exactement la même chose que ce qui se présente chez la femme, à savoir qu’elle n’a pas le phallus que sur le fond de ceci : c’est qu’elle l’est. Car autrement, comment pourrait-elle être rendue enragée par ce Penisneid irréductible ? » Et Lacan d’insister sur la traduction de ce mot, qui n’est pas sans faire écho à certains mouvements féministes actuels : « N’oubliez pas que Neid en allemand ne veut pas simplement dire un souhait ; Neid veut dire que ça me rend littéralement enragé. Toutes les sous-jacences de l’agression et de la colère sont bien dans ce Neid originel, aussi bien en allemand moderne que bien plus encore dans les formes anciennes de l’allemand et même de l’anglo-saxon ». Ce que Freud ne voit pas, poursuit Lacan, « c’est que la solution du problème de la castration, aussi bien chez l’homme que chez la femme, n’est pas autour de ce dilemme de l’avoir ou de ne pas l’avoir, car c’est uniquement à partir du moment où le sujet s’aperçoit qu’il y a une chose qui en tous cas est à reconnaître et à poser : c’est qu’il ne l’a pas, c’est à partir de cette réalisation dans l’analyse que le sujet n’a pas le phallus qu’il peut normaliser cette position, je dirai naturelle, que ou bien il l’est, ou bien il ne l’a pas ». Nous retrouverons les positions féminine et masculine dans deux formules plus tardives, « elle l’est sans l’avoir », et « Il n’est pas sans l’avoir », deux formules subtiles et équivoques qui nous inscrivent irréductiblement dans le champ du signifiant, du signifiant qui manque et qui nous rappelle notre incomplétude. C’est S(Abarré).
Le second pas que fera Lacan avec l’introduction et l’invention de l’objet a, c’est de nous permettre de passer de l’objet pulsionnel (S barré poinçon de D), mais aussi de l’objet du fantasme (S barré poinçon de petit a), à l’objet cause du désir. Le 9 janvier 1963, Lacan évoque la raison de l’échec des cures de Freud, qui tient au maniement de cet objet a : « La limite de Freud, ça a été, on la retrouve à travers toutes ses observations, la non-aperception de ce qu’il y avait de proprement à analyser dans la relation synchronique de l’analysé à l’analyste concernant cette fonction de l’objet partiel, on y verra (…) le ressort même de son échec, de l’échec de son intervention avec Dora, avec la femme du cas de l’homosexualité féminine ; on y verra surtout pourquoi Freud désigne dans l’angoisse de castration ce qu’il appelle la limite de l’analyse, précisément dans la mesure où, lui, restait pour son analysé, le siège, le lieu de cet objet partiel ». Autrement dit, Freud, après avoir donné la parole aux femmes, n’aurait-il pas été rattrapé par ses préjugés et son fantasme, empêchant du même coup ces femmes d’accéder à cet au-delà du Penisneid ? On se souvient du fantasme de succion de Dora que Freud n’a pu déceler qu’à la lumière de l’amour oedipien, laissant du même coup dans l’ombre tout le champ du préoedipien. De même que pour la jeune homosexuelle, c’est l’objet regard (Vous avez des yeux si rusés que je n’aimerais pas vous rencontrer dans la rue, en tant que votre ennemi, les mensonges sont faits pour m’embobiner, me captiver) qui échappera au savoir du sujet, ne pouvant se loger à l’endroit de l’analyste.
C’est donc tout l’enjeu du transfert, donc, que de ménager cette place vide du côté de l’analyste, que Lacan a nommé « semblant d’objet a ». Nous retrouvons cette formalisation dans le Discours de l’analyste où petit a est en place d’agent, mais vidé de sa substance fantasmatique. Nous voilà passés du roc freudien, imaginaire, au « vice de structure » lacanien, nous mettant devant un manque réel à la fois au niveau de l’image comme du signifiant, devant un trou insymbolisable au cœur du sujet. L’accès au langage et au désir ne va donc pas sans la perte d’un morceau de corps, privation réelle, amputation de jouissance. « Cette petite pièce manquante, le a », ajoute Lacan, « est un manque auquel le symbole ne supplée pas ».