“Il m’a gardé que 17 minutes…”

Publié par SEO380041 le

Il faut le dire tout de go, le temps de l’horloge n’est pas le temps de l’inconscient. Le moindre oubli ou acte manqué est là pour en témoigner : “Bonjour, j’ai complètement oublié la séance”. La séance était notée sur l’agenda, ou sur le téléphone, au jour et à l’heure prévus, et pourtant… l’acte manqué surgit, dans sa dimension de Réel venant trouer le symbolique. Voilà l’inconscient, qui est fondamentalement, ratage (je n’ai pas écrit échec), coupure, trou : trou dans la trame symbolique qui me constitue. La conséquence, elle est évidente et massive à la fois : c’est que je ne maîtrise pas tout, pas l’Autre… C’est plutôt même le contraire, c’est l’inconscient qui me mène par le bout du nez, c’est pourquoi il vaut mieux en savoir un bout… Ce que produit, entre autres choses, une psychanalyse.

Il fut un temps où les séances duraient toutes quarante-cinq minutes, quel que soit le discours du patient, cadre constituant un véritable carcan niant le rythme même du battement de l’inconscient, c’est-à-dire de son ouverture et de sa fermeture. Ainsi, lorsqu’une vérité inconsciente s’est faite jour dans le texte du patient, au bout de quelques minutes,  pourquoi faudrait-il se mettre sous l’égide du temps du chronomètre, et attendre que les quarante-cinq minutes soient passées pour arrêter la séance ? Quel sens cela peut-il bien comporter, et quels effets surtout cela produit-il ? Pourquoi diable se mettre sous la dépendance d’une norme figée, héritée du temps de Freud, et se focaliser sur la montre, dans une pratique monotone qui attend que le sablier s’écoule ? N’est-il pas plus vivifiant, à la fois pour le psychanalyste et pour l’analysant, de se centrer sur le discours, et de souligner en coupant la séance au bon endroit, une trouvaille, un lapsus, une équivoque, lui donnant alors toute sa valeur ? Autrement dit, qu’est-ce qui doit guider le psychanalyste ? Comment la scansion doit-elle intervenir ?

Il est souvent dit que Lacan a inventé les séances courtes. Disons plutôt qu’il a inventé les séances à durée variable. Comment cela lui est-il venu ? Il faut se replonger dans le Discours de Rome. Fonction et champ de la parole et du langage dans la psychanalyse, 1953. Lacan, tel un chef d’orchestre audacieux, se retrouve face à un analysant dont l’obsession érigeait de véritables remparts. Plutôt que de laisser la séance suivre son cours monotone, il décide de briser les conventions en interrompant brutalement l’échange. Ce geste, à la fois subversif et impertinent, aura pour effet de lever une résistance tenace comme on ferait sauter les verrous d’une forteresse. L’après-coup de cet acte révélera avec une intensité déroutante un fantasme jusque-là voilé – une grossesse anale, accompagnée du désir fou d’une résolution par césarienne – et évitera ainsi à l’analysant de s’enliser dans des spéculations interminables sur l’art chez Dostoïevski.

En optant pour la séance à durée variable, l’analyste se fait l’écho de la singularité du texte du patient, modulant le temps à l’instant, prolongeant les moments de grâce ou interpellant brutalement l’inconscient lorsque celui-ci se libère avec force. Ce choix – prolonger ou clore – n’est pas le fruit d’un hasard, mais le résultat d’un acte éminemment psychanalytique, savamment orchestré. Il s’agit de laisser la parole s’exprimer selon ses propres règles, en déjouant les attentes pour faire surgir le véritable message de l’inconscient. Bien sûr il y en a toujours pour qui cela reste insupportable, n’acceptant ni l’imprévu, ni la surprise, ni de se laisser faire par l’Autre (par le grand Autre, l’Inconscient, l’Autre scène, représenté ici par l’analyste), et réclamant leur prétendu dû, leur quarante-cinq minutes, dans une inversion de la dette symbolique toute infantile. Pour ceux-là, qui confondent souvent écouter et entendre, il sera difficile d’entrevoir la richesse de leur texte inconscient, d’être sensible à leur énonciation, à l’équivoque du message, au trou dans le savoir. Il faudra un miracle, celui de l’amour, de l’amour de transfert, qui peut aussi très vite se transformer, on le sait, en réaction thérapeutique négative.

C’est donc tout l’art de la scansion, qui doit permettre de souligner – sans expliquer, bien sûr, et Freud lui-même est revenu des explications données à ses patients – tel mot de l’analysant, telle expression, telle équivoque, telle répétition, le rendant par là-même sensible à son texte, son poème singulier, et ce au fur et à mesure des séances. La scansion peut venir aussi arrêter un discours logorrhéique ou qui s’emballe, offrant une césure bienheureuse à l’angoisse débordante d’un patient. La scansion surprend, déstabilise, et finalement vectorise le discours de l’analysant, là où il pourrait se perdre dans le temps monotone et cadencé de l’horloge, se demandant à la fin du temps imparti des quarante-cinq minutes où ce qu’il a dit le mène. Alors, laissons-nous faire par l’Autre, soyons attentif à ce qu’il nous dit entre les lignes, apprenons à lire, et ce faisant, écrivons autrement notre destinée !

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