Lacan et la question du groupe

Publié par SEO380041 le

Le dernier numéro de la revue Feuillets psychanalytiques vient de sortir !

Il porte sur le transfert et la transmission. N’hésitez pas à vous le procurer (Librairie Le Square).

Je poste ci-dessous l’article que j’ai écrit à cette occasion, et qui porte sur cette invention qu’est le cartel :

 

Sommes-nous prêt au dé-collage ? Car tel est l’en-je !

Comment favoriser un transfert de travail au sein d’un groupe ? La question vaut d’être posée à nouveau, tant au niveau des institutions psychanalytiques, que de celles où le psychanalyste est invité, de par son offre, à intervenir : dans le champ de la supervision d’équipes[1]. Comment Lacan, qui a pu mesurer mieux que quiconque les effets inhibiteurs de la vie institutionnelle psychanalytique, répond-il à la question ? Le paradoxe est en effet le suivant : d’un côté, à chaque groupe il faut un leader. De l’autre, sa présence peut venir éteindre toute parole subjective chez les membres du groupe transformé en foule, et donc tout travail. C’est la leçon d’un Freud en cet endroit visionnaire. Comment faire, alors, avec cette double donnée ? Pour répondre à ce paradoxe, Lacan invente un dispositif groupal singulier, qui sera dirigé par un leader bien particulier, qu’il va nommer le « plus-un ». Véritable énigme, M. Safouan dira en 1975 sa difficulté à situer sa fonction dans « la topologie subjective », n’ayant « aucun équivalent social auquel on puisse se référer[2] ». Ainsi, à propos de quoi parle-t-il du plus-un et quand cela apparaît-il dans son enseignement ? Sur quels fondements, théoriques et tirés de l’expérience, s’appuie-t-il ? Quels en sont les prolongements ? En tentant d’ébaucher une réponse autour de ces trois questions, nous avons fait la découverte, féconde, qu’il existe chez Lacan une véritable réflexion sur la question groupale, s’étalant sur 40 ans (1938-1980).

Cette fonction, le plus-un, apparaît pour la première fois dans l’Acte de fondation de l’Ecole française de psychanalyse, le 21 juin 1964, qui se nommera Ecole Freudienne de Paris. L’enjeu est le suivant : Il s’agit de « l’organisme où doit s’accomplir un travail – qui dans le champ que Freud a ouvert, restaure le soc tranchant de sa vérité – qui ramène la praxis originale qu’il a instituée sous le nom de psychanalyse dans le devoir qui lui revient en notre monde – qui, par une critique assidue, y dénonce les déviations et les compromissions qui amortissent son progrès en dégradant son emploi[3] ». C’est dire si le travail qui doit s’y accomplir est étroitement lié à la transmission de la psychanalyse et de son objet. Celle-ci préoccupera Lacan jusqu’à la fin de sa vie. Seize ans plus tard, le 10 juin 1980, au moment de dissoudre l’E.F.P., il rappelle sa rupture d’antan « avec ce qui s’était gelé de la pratique de Freud dans une tradition dont il est clair qu’elle tamponnait toute transmission ». Il ajoute : « Là, j’ai inventé, ce qui vous a rouvert un accès à Freud[4], que je ne veux pas voir se fermer[5] ». En 1980, se rejouent donc un certain nombre d’enjeux déjà pointés lors de l’Acte de fondation de 1964. Avec cette question, centrale : comment maintenir la psychanalyse du côté de l’invention, de la surprise ? En 1964, c’est la question suivante qui se pose : quelle forme doit prendre ce travail si celui-ci doit viser à restaurer l’évènement Freud ? « Pour l’exécution de ce travail, nous adopterons le principe d’une élaboration soutenue dans un petit groupe[6]. Chacun d’eux (nous avons un nom pour désigner ces groupes) se composera de trois personnes au moins, de cinq au plus, quatre est la juste mesure. PLUS UNE chargée de la sélection, de la discussion et de l’issue à réserver au travail de chacun[7] ». Pourquoi Lacan utilise-t-il l’écriture en majuscule pour désigner cette fonction ? Il y répond en 1975 : « J’ai cru devoir le [ce terme] souligner pour qu’on s’y arrête, simplement ». Or, à la lecture des débats passionnants autour de cette fonction lors de ces Journées des Cartels d’avril 1975, il est frappant de constater qu’elle est restée pour une large mesure impensée, ce qui fait dire d’ailleurs à Lacan qu’il n’y a « aucune espèce de véritable réalisation du cartel[8] » et que par conséquent, onze ans après la fondation de son école, celle-ci « n’a peut-être même pas encore commencé à fonctionner[9] ».

Quelles sont les modalités de fonctionnement de cet organe de base ? « Après un certain temps de fonctionnement, les éléments d’un groupe se verront proposer de permuter dans un autre. La charge de direction ne constituera pas une chefferie dont le service rendu se capitaliserait pour l’accès à un grade supérieur et nul n’aura à se tenir pour rétrogradé de rentrer dans le rang d’un travail de base[10] ». Le choix de ce champ sémantique de l’Armée pour décrire le fonctionnement de ces groupes est une référence à peine masquée au texte Psychologie des foules et analyse du moi[11] où l’Armée est – avec l’Eglise – l’un des deux exemples utilisés par Freud pour déplier son argumentation sur la propension des individus à former une masse. Rappelons-en rapidement le schéma : au principe du groupe, Freud place l’amour pour ce qu’il appelle un idéal du moi, qui d’être commun aux différents moi qui composent le groupe, va permettre leur identification réciproque et les constituer en ensemble. « Pouvoir débile de méchef[12] », écrira plus tard Lacan pour faire entendre le malheur, la calamité, l’évènement fâcheux que représente « la coalescence du signifiant, toujours bête, et de la contingence stupide d’un objet[13] ». C’est dire s’il souhaite prémunir l’Ecole qu’il fonde des effets de la psychologie collective dont il sait pertinemment ne pas en être à l’abri au moment de s’en constituer le leader provisoire[14]. Là encore, comment ne pas mettre en perspective ce souci présent en 1964 avec l’explication qu’il donne de son vote pour la dissolution de l’Ecole le 5 juin 1980 : « La réaction de masse du groupe, Freud l’a prédite. C’est de trouver refuge dans un idéal, l’idéal de l’infaillible. L’idéal une fois installé, tout est bien, on échange des courbettes. Moi, je ne prétends nullement incarner cet infaillible, je ne fais pas non plus des courbettes. J’en témoigne par cette dissolution[15] ». Donc, quand il écrit, en 1964 : « On adhèrera à l’Ecole en s’y présentant en un groupe de travail », on est en droit de se demander si cette expression n’est pas en soi un oxymore. Comment promouvoir le travail de chaque un au sein d’un groupe dont on connaît par ailleurs depuis Freud les effets uniformisants ? Les places sont permutatives, pour éviter à la fois la sédimentation au niveau d’une quelconque position hiérarchique et l’identification à un idéal. C’est donc le rapport au savoir de chacun, me semble-t-il, qui doit s’en trouver bouleversé, puisque dans le fonctionnement même de ces petits groupes, il n’y en a pas un qui détiendrait le savoir et qui serait à même de le délivrer aux autres. Incontestablement, ce dispositif a pour vertu de ménager la place du désir en chacun des participants, et d’éviter ce que Lacan appellera, en référence aux sociétés de psychanalyse existantes, « le tarissement du travail, manifeste jusque dans la qualité, qu’elles causent chez les meilleurs[16] ».

Peut-être pouvons-nous faire un pas de plus dans les méandres des relations entre singulier et collectif en faisant remarquer que si Lacan utilise l’expression « groupe de travail », en aucun cas, et pour cause, il  ne parle de… travail de groupe. Il n’y a pas de travail collectif, de même qu’il n’y a pas d’inconscient collectif. En 1972, il dira : « Il n’y a pas d’agencement collectif de l’énonciation[17] ». Lacan, dans l’Acte de fondation, engage tous ces « épars désassortis[18] » à se situer un parmi les autres, dans un esprit de travail. A cet endroit, nul besoin « d’une liste nombreuse, mais de travailleurs décidés » qui se présenteront non pas à titre individuel, mais « avec le titre du travail que chacun entend poursuivre » dans ce groupe. Ce qui le guide dans la mise en place de cet organe de base, qui est, précisons-le, antérieur à la passe, c’est, dit-il, que « l’enseignement de la psychanalyse ne peut se transmettre d’un sujet à l’autre que par les voies d’un transfert de travail[19] ». Transfert et transmission sont éminemment liés. Les petits groupes de son Ecole, Lacan les nomme « cartels », pour en indiquer l’esprit. Le cartel vient du latin « cardo », qui signifie « gond ». Cette pièce de métal sert de pivot, permet l’ouverture et la fermeture de la porte qui prend appui sur lui. Lacan souhaite donc faire reposer la bonne marche de l’Ecole sur cette articulation qui travaille (le gond se trouvant souvent au nombre de trois ou quatre), qu’est le cartel. Quelques mois après avoir pris la porte de l’I.P.A. contraint et forcé, Lacan invente le cartel, véritable porte d’entrée de l’Ecole.

Cette importance accordée au petit groupe, et ce dans un esprit profondément horizontal, il faut en chercher une partie des racines dans un texte de 1947, texte d’une très grande force, marqué historiquement et pourtant d’une très grande actualité : La psychiatrie anglaise et la guerre[20]. De quoi s’agit-il, dans ce texte incontournable quant à la problématique des liens entre singulier et collectif ? Lacan se rend à Londres en septembre 1945, pour un voyage de cinq semaines, avec « cette attente d’un autre air » que celui qui entoura la France durant les années de guerre. « La guerre, dit Lacan, m’avait laissé un vif sentiment du mode d’irréalité sous lequel la collectivité des Français l’avait vécue de bout en bout ». La cause de ce sentiment d’irréalité est moins à chercher du côté de l’idéologie pétainiste que du côté d’un acte moral : la capitulation devant l’ennemi. A ce sentiment côté français, il oppose la manière anglaise : l’utilitarisme, qu’il traduit comme « un rapport véridique au réel » qui tranche avec « cette méconnaissance systématique du monde, ces refuges imaginaires, où, psychanalyste, je ne pouvais qu’identifier pour le groupe, alors en proie à une dissolution panique de son statut moral, ces mêmes modes de défense que l’individu utilise dans la névrose (…) ». Lacan repère pour et dans le groupe les mêmes modes de défense à l’œuvre chez le sujet, ce qui rend possible « l’usage à l’échelle collective des sciences psychologiques ». Lacan a le souci de retrouver une assise du côté du réel, là où du côté français, les effets imaginaires du groupe l’avaient emporté. Dans ce texte, il plante le décor du contexte dans lequel les psychiatres qu’il rencontre ont été amenés à intervenir : à la veille de la seconde guerre mondiale, l’Angleterre se trouvait confrontée à un problème d’effectifs quant à son armée de métier, étant opposée jusqu’à la veille du conflit à la conscription. C’est alors qu’on recourut à « une science psychologique toute jeune encore, pour opérer ce qu’on peut appeler la création synthétique d’une armée ». Lacan note que c’est bien sur les récents écrits de Freud (1921) que l’on s’appuya, pour répondre à cette double question : premièrement, comment parvenir à créer une armée homogène, sans manifestations symptomatiques du sujet ? Deuxièmement, comment veiller à son statut moral, statut conçu en termes d’identification ? La théorie freudienne de l’identification est ici présentée comme la première approche scientifique traitant du problème du commandement et du moral, c’est-à-dire « toute cette incantation destinée à résorber entièrement les angoisses et les peurs de chacun dans une solidarité du groupe à la vie et à la mort, dont les praticiens de l’art militaire avaient jusqu’alors le monopole ». Lacan voit dans ce recours et cet appui une « conquête de la raison », ayant eu pour effet de transformer de manière décisive la tradition militaire basée sur l’identification verticale au chef. Il rappelle aussi que dès la version publiée de son exposé sur le « stade du miroir » (1938), il avait souligné le caractère angoissant des foules nazies et de leur égalitarisme forcené devant le chef. Il ajoute que l’armée nazie avait été renforcée « de l’appoint moral d’une démocratisation des rapports hiérarchiques ». Pour autant, Lacan ne présente pas l’égalité démocratique comme le summum bonum, il faut voir ce qu’elle vise.

Lacan va ainsi mettre en relief dès le début de son texte la valeur repérée et valorisée par les deux psychiatres, nommément Bion et Rickman, de l’identification horizontale, négligée chez Freud au profit de l’identification, verticale, au chef. Cette identification verticale, que Lacan repère dans l’Armée comme étant « la position traditionnelle du commandement », « ne va pas dans le sens de l’initiative intelligente ». Lacan reconnaît chez ces deux psychiatres qu’il rencontre lors de son voyage « la flamme de la création ». Il met en exergue la valeur d’un article de six pages « qui fera date dans l’histoire de la psychiatrie », écrit par Bion et qui s’intitule : « Les tensions intérieures au groupe dans la thérapeutique. Leur étude proposée comme tâche du groupe ». De quoi s’agit-il, dans ce que Lacan nomme comme une « révolution » ? Lacan décrit la responsabilité qui fut celle de Bion d’un service de rééducation de 400 hommes, dont la caractéristique principale est qu’ils ne « peuvent se soumettre à la discipline, et qui resteront fermés aux bienfaits thérapeutiques qui en dépendent, pour la raison que c’est là le facteur même qui les a réunis ici ». Comment faire pour transformer ces « irréductibles » en « compagnie de discipline » ? « Deux éléments sont nécessaires : la présence de l’ennemi qui soude le groupe devant une menace commune, et un chef ». Ce chef sévère mais juste, c’est Bion lui-même. Quant à l’ennemi, il est logé dans les « extravagances » de ces hommes, dans leur propre aversion à la hiérarchie. Que faire alors devant cette impasse dans laquelle se trouve le psychanalyste, qui, s’il intervenait de manière verticale, ne ferait que renforcer la névrose ? C’est simple : leur en faire prendre conscience. Lacan dit : « Et c’est ici qu’intervient l’esprit du psychanalyste qui va traiter la somme des obstacles qui s’opposent à cette prise de conscience comme cette résistance ou cette méconnaissance systématique, dont il a appris la manœuvre dans la cure des individus névrosés. Mais ici il va la traiter au niveau du groupe ». Comment ? Lacan l’indique : « Dans la situation prescrite Bion a même plus de prise sur le groupe que le psychanalyste n’en a sur l’individu, puisqu’en droit, au moins, et comme chef, il fait partie du groupe. Mais c’est justement ce que le groupe réalise mal. Aussi le médecin devra-t-il en passer par la feinte inertie du psychanalyste, et s’appuyer sur la seule prise de fait qui lui est donnée, de tenir le groupe à portée de son verbe[22] ». Autrement dit, il s’agira de faire en sorte que le groupe prenne conscience de ses difficultés en tant que groupe, et que chacun récupère pour son propre compte la plainte qui visait l’Autre. N’est-ce pas aussi la tâche qui est la nôtre en tant que superviseur ? Nous pouvons dire que toute tentative de faire le chef, ou le maître nous fait perdre l’autorité sur le groupe. Bien au contraire, relancer le discours, renvoyer la balle permettra à l’analyste de tenir le groupe à portée de son verbe, notamment s’il parvient à repérer les signifiants maîtres de l’équipe. Cela me semble être une indication clinique intéressante pour la conduite des supervisions. Il m’est arrivé de m’embarquer dans des explications un peu longues parfois, et j’ai pu dans l’après-coup en repérer deux effets : l’arrêt du travail de l’équipe, et l’apparition de résistances quant à mon discours, avec le risque de la sédimentation de l’équipe (transformée alors en groupe[23]) contre les propos de l’analyste. Autrement dit, là, c’est l’inverse qui se produit, c’est le groupe qui tient le psychanalyste à portée de son verbe !

Ce que Lacan décrit dans la suite de la conférence, ce sont les modalités pratiques de ce dispositif, véritable invention : le règlement est promulgué autour de la « formation de groupes défini chacun par un objet d’occupation », « entièrement remis à l’initiative des hommes, où chacun s’y agrègera à son gré, mais pourra en promouvoir un nouveau selon son idée ». Il est à noter aussi qu’un « rassemblement général aura lieu tous les jours à midi moins dix et durera une demi-heure ». L’article de Bion dévoile un des premiers effets de ce dispositif : le vertige. Puis un autre : dans le centre, « les premiers appels à l’autorité, la protestation collective contre les tire-au-flanc, profiteurs de l’effort des autres » se font jour mais à chaque fois qu’on fait appel à lui, Bion « avec la patience ferme du psychanalyste renvoie la balle aux intéressés ». Les tire-au-flanc, la disparition du matériel n’entraîneront respectivement aucune punition ni aucun remplacement. Lacan conclut en disant qu’il y a là le « principe d’une cure de groupe fondée sur l’épreuve et la prise de conscience des facteurs nécessaires à un bon esprit de groupe ». En effet, en leur retournant la question, en les invitant à regarder ce qui se passe dans le groupe lui-même et en eux, le psychanalyste est dans une position d’interprétation, qui, comme telle, peut entraîner des effets de coupure que l’on sait. Disons aussi qu’à cet endroit, c’est le sujet supposé savoir qui s’installe, le psychanalyste supposant un savoir chez les membres du groupe. Ainsi, « en quelques semaines, le service dit de rééducation était devenu le siège d’un nouvel esprit que les officiers reconnaissaient chez les hommes lors des manifestations collectives où ils entraient avec eux dans un rapport plus familier : esprit de corps propre au service, qui s’imposait aux nouveaux venus, à mesure du départ de ceux qu’il avait marqué de son bienfait ». Notons que ce dispositif met l’accent sur le un par un, l’idée pour le médecin étant de pouvoir, à partir de sa lecture qu’il fait du groupe et de chacun de ses membres, trancher en vue d’une orientation : retour à son unité, renvoi à la vie civile, persévération dans la névrose. Nul doute que Lacan fut marqué, à plus d’un titre, par ce voyage. Pour preuve, encore, cette mention faite de la remarque qu’il juge « fulgurante » de Rickman qui note que « si le névrosé est égocentrique et a horreur de tout effort pour coopérer, c’est peut-être parce qu’il est rarement placé dans un milieu dont tout membre soit sur le même pied que lui[24] en ce qui concerne les rapports avec son semblable ». Lacan s’en souviendra lors de la constitution du cartel, dispositif profondément horizontal, solidaire, jusque dans la fonction du plus-un qui n’est pas en position hiérarchique. On retrouve aussi cet esprit du cartel dans l’observation faite par Lacan de l’autre expérience réalisée par Bion du « groupe sans chef ». Une tâche est proposée qui doit être résolue en collaboration, sans chef attitré. « Ce que notera l’observateur, dit Lacan, c’est moins ce qui apparaît chez chacun des capacités de meneur, que la mesure dans laquelle il sait subordonner le souci de se faire valoir à l’objectif commun (…) ». Chaque membre peut alors se passer d’un chef, à condition que cette fonction soit incarnée de manière permutative. Bien des traits du cartel sont repris des leçons tirées de Bion. Dans le cartel en effet, chacun y est à égalité face à un travail à accomplir.

Si nous commençons à pouvoir entendre ce qu’il n’est pas, il semble bien difficile encore de dire ce que recouvre cette fonction. Essayons donc, après avoir décrit le moment de son apparition (1964) et une partie de ses fondements théoriques (1946) et expérientiels (1963), d’avancer encore en plongeant dans les prolongements qu’en donne Lacan (1975, 1980). C’est alors vers le nœud borroméen, qui va donner une assise topologique au cartel, que nous sommes entraînés. Qu’est-ce à dire ? Cette fonction plus-un, il va y revenir à l’occasion des Journées des cartels de l’E.F.P. Il souhaite donner à ce dispositif du cartel, pour les raisons que nous avons indiquées supra, « un coup de fouet » : « j’aimerais que de ces cartels que j’ai imaginés la pratique s’instaurât d’une façon plus stable dans l’Ecole ». Il insiste à nouveau, à ce moment-là, sur le fait qu’à l’Ecole, « on y entre à plusieurs têtes et au nom, au titre, d’un cartel ». A cette occasion, il prévient son auditoire qu’il reparlera de cette fonction plus-un à son séminaire en disant ceci : « C’est quand même une expérience, qui est patente, c’est que des communautés existent, qu’on appelle, pas pour rien, religieuses, qui pour elles n’ont jamais vu, et même jamais vu sans réticence cette limitation du nombre. Il semble qu’il n’y ait pas de limite à ce que la communauté religieuse puisse représenter. Ce n’est certainement pas sans raison. Et ce sont des raisons, que, je vous le répète, j’espère vous faire sentir. L’anonymat qui préside à la communauté religieuse est quelque chose qui doit déjà vous faire pressentir que dans ce petit nombre il y a un lien avec le fait que chacun porte, dans ce petit groupe, son nom[25] ». Où l’on entend d’abord le souci de Lacan de prévenir des effets funestes des groupes illimités où règne l’anonymat, en valorisant le petit groupe. Où l’on entend aussi l’importance que chacun porte son nom. Comment l’entendre ? Porter son nom renvoie, me semble-t-il, à la question du Nom-du-Père, pas absente d’ailleurs des considérations religieuses qui peuvent présider à la formation d’une masse. Pour s’y retrouver, essayons de déplier les enjeux pas à pas. Le premier enjeu, ici, est à vrai dire de repérer la nécessité du nouage, c’est-à-dire la nécessité du groupe en tant que tel. Deux jours après la fin des Journées, Lacan revient dans sa leçon du 15 avril 1975 sur la question du cartel en partant de l’identification. Il dit la chose suivante : « Ce que je souhaite, c’est quoi ? L’identification au groupe, parce que c’est sûr que les êtres humains s’identifient à un groupe. Quand ils ne s’identifient pas à un groupe, ben ils sont foutus, ils sont à enfermer[26] ». La question de la nécessité du lien social pour les analystes est ici affirmée, et Lacan d’ailleurs lors des Journées qui viennent de s’écouler met en lumière cette question « toujours plus ou moins bouchée », à savoir pour les analystes « ce que veut dire analytiquement leur travail en tant que c’est un travail en commun ; est-ce que l’analyste doit rester un isolé, pourquoi pas ? Pratiquement c’est ce qui se passe[27] ». Rester isolé n’est pas souhaitable, s’identifier au leader du groupe, on l’a vu, non plus. Que faire à ce point d’impasse ? Le second enjeu est donc bien de régler la nature de l’identification et Lacan ajoute alors ceci de décisif : « Mais je ne dis pas par là à quel point[28] du groupe ils ont à s’identifier ». Entendons : l’identification en jeu se situe à un « point » du groupe, et non à une personne, à un « un » du groupe ! Quel est ce point ? Lacan poursuit : « Le départ de tout nœud social se constitue, dis-je, du non rapport sexuel comme trou. Pas de 2 : au moins 3, et ce que je veux dire c’est que même si vous n’êtes que 3, ça fera 4 : la « plus-une sera là, même si vous n’êtes que 3[29] ». C’est bien ici la question du nouage et du dénouage du groupe qui est en jeu. C’est là qu’intervient le plus-un : « Le X+1 c’est très précisément ce qui définit le nœud borroméen, à partir de ceci que c’est à retirer cet 1 qui dans le nœud borroméen est quelconque, qu’on en obtient l’individualisation complète, c’est-à-dire de ce qui reste – à savoir du X en question – il n’y a plus que de l’un par un[30] ». Lorsqu’on retire une consistance, réelle, le groupe est dénoué. La difficulté vient du fait « qu’on ne sait jamais laquelle des trois est réelle, c’est bien pour ça qu’il faut qu’ils soient 4 parce que le 4, c’est ce qui dans cette double boucle supporte le symbolique de ce pourquoi en effet il est fait, à savoir : le Nom-du-Père. La nomination c’est la seule chose dont nous soyons sûrs que ça fasse trou, et c’est pourquoi, j’ai dans le cartel, donné ce chiffre 4 comme donnant le minimum[31], non sans considérer qu’on peut quand même avoir un petit peu de jeu sur ce qui ex-siste[32] ». Prenons acte de l’avancée que représente la question de la nomination, dans l’enseignement de Lacan, mais aussi pour la clinique du groupe. D’une certaine façon, elle renvoie à cette formule de Lacan souvent usitée : « se passer du Nom-du-Père à condition de s’en servir ». Dire que le Nom-du-Père, c’est « le père comme nommant[33] », ne permet-il une sortie de la question religieuse, de son ressort que représente l’Idéal, et des difficultés afférentes à la psychologie des foules ? Le Nom-du-Père ainsi compris serait-il ce qui permet de se passer du père, et de son amour pour lui, au profit d’une identification à « ce qui dans tout nœud borroméen fait le cœur, le centre du nœud[34] » ? C’est bien ce que semble dire G. Amiel quand il écrit : « La prise d’effet du nœud dans la structure signifie une sortie de la nomination du père. Concrètement le sujet doit trouver, doit inventer sa route. Son chemin ne peut lui être dicté même par la tradition qui n’est que bêtise convenue. Il ne suffit donc plus de recevoir un héritage, quel qu’il soit, faut-il encore créer, fonder, générer les conditions de son appropriation. Véritable acte analytique, ce renoncement aux modalités traditionnelles, implique pour que le nouage soit tenable, une substitution : à la nomination initiale par le père doit advenir la nomination distinctive du Réel du Symbolique et de l’Imaginaire, véritables noms structurels premiers qui font le sujet. Ce retour à une nomination essentielle, nécessaire mais minimale, endosse la fonction du Nom-du-Père radical, logique, topologique. A partir du moment où le nœud ex-siste, plus aucune nécessité d’identification ne peut tenir, plus aucune révérence au dogme ne s’avère fondée, plus aucun amour ou vénération pour le père en tant qu’alibi n’est envisageable, plus aucune place pour les pathologies de la transmission qui découle de la persistance active de la fonction du père mort (inhibition, refus, échec) (…) La présentification de l’au-moins-un, la nécessité de sa figuration, voire sa fonction dans l’articulation de la structure deviennent facultatives : plus de religion, ni d’idole, ni de Dieu. La vénération et la prosternation ne sont plus de mise, ce qui ne veut pas dire que la dimension de la dette symbolique soit ignorée, bien au contraire[35] ». N’était-ce pas le désir de Lacan que les cartels fonctionnassent de cette façon, avec des travailleurs décidés s’autorisant de leur désir à une lecture renouvelée des textes, inventive, interrogative, favorisant du même coup une transmission vivante de la psychanalyse qui s’appuierait sur la faille du savoir ? Est-ce de cette manière que fonctionnent dans les écoles psychanalytiques les cartels ? L’écart, tel qu’il est souhaitable dans un groupe, dépendra en grande partie de cette fonction plus-un, qui n’est pas attachée de façon fixe à une consistance, bien sûr : « Le Nom-du-Père n’est pas attaché de façon fixe à la représentation de l’une des consistances. Mais une consistance fait fonctionner le Nom-du-Père à partir de quatre consistances nouées borroméennement. C’est en effet à partir de quatre consistances seulement que les trois autres peuvent être différenciées[36] ». Voilà : quatre est la juste mesure, le plus-un permettant à la fois le nouage et la différenciation.

On peut donc dire que le nœud borroméen donne une assise topologique à ce que Lacan nomme « cette espèce de proposition tâtonnante que représente le cartel[37] ». Quelles sont les conséquences cliniques de ce « un » qui noue toute la chaîne individuelle, « cette “personne” que je prends soin en quelque sorte d’isoler du groupe, mais ce qui ne veut pas dire pour autant que ce n’est pas n’importe laquelle[38] » ? C’est là que nous retrouvons le souci de Lacan pour la question de la permutation, de la circulation de cette fonction dans le petit groupe que constitue le cartel, question vieille de trente ans, que Lacan découvre à la rencontre des élaborations de Bion, celle des groupes sans chef. « Ce plus-un il est toujours réalisé, il y a toujours quelqu’un qui dans un groupe, au moins pour un moment, c’est déjà heureux quand la balle passe[39], qu’au moins pour un moment on tient la balle, et dans un groupe, surtout un groupe petit comme ça, habituellement, c’est le cas de le dire, c’est un habitus, habituellement c’est toujours le même et c’est à ça qu’on se résout sans en mesurer les conséquences, je dirais que tout le monde est très heureux qu’il y en ait un qui fasse ce qu’on appelle comme ça le leader, celui qui conduit, le Führer[40] ». Ce plus-un « toujours présent et toujours méconnu[41] », véritable structure sociale incorporée, comment éviter alors qu’il se fige dans la figure incarnée d’un leader ? Ce plus-un, s’il assure dans la structure du cartel sa structure borroméenne, incombe à chaque Un des participants du groupe, du fait que chaque Un assure cette fonction de nomination dans le groupe, porte son nom. Lacan le précise, au moment d’une discussion passionnante avec D. Sibony lors des Journées de l’E.F.P. : « Il s’agit que chacun s’imagine être responsable du groupe, avoir comme tel, comme lui, à en répondre ». Et plus loin : « ce qui fait nœud borroméen est soumis à cette condition que chacun soit effectivement, et pas simplement imaginairement, ce qui tient tout le groupe[42] ».

Au terme de ce parcours où nous avons essayé de suivre Lacan dans ses élaborations autour de la question de la psychologie collective qui intéresse – ou devrait intéresser – l’institution psychanalytique, ne sommes-nous pas passés d’une identification au chef, au Maître, qui est toujours délétère dans ses effets, à une identification au trou ? Dans le cartel, en aucun cas il ne s’agit de s’en remettre à un quelconque Dieu (qui boucherait le trou de chacun), mais de laisser la possibilité à chaque épars désassorti, de son dire, de faire surgir le sujet de l’énonciation, ainsi que la question qui est prévalente pour lui, les points de faille. Le trou ne sera préservé que si chacun a la possibilité de se risquer à la parole, de nommer ce qu’il a compris, entendu d’un texte, par exemple, dans une confrontation à la parole de chacun des autres qui laisse la place à la faille du savoir. C’est même elle, cette faille, cette lacune, présente au cœur du texte, qui permet sa lecture à nouveaux frais, un « retour à », comme l’indique très bien Foucault[43] en prenant appui sur le retour à Freud de Lacan.

Après avoir dissous l’E.F.P. le 5 janvier 1980, Lacan démarre la Cause freudienne, et « restaure l’organe de base[44] ». Il en donne alors la formalisation dont j’extrais les éléments qui nous intéressent ici : concernant le produit du travail du cartel, qui doit être « propre à chacun, et non collectif », nous retrouvons ce sentiment de responsabilité qui doit étreindre chaque un. Sur la fonction du plus-un : « s’il est quelconque, il doit être quelqu’un. A charge pour lui de veiller aux effets internes à l’entreprise, et d’en provoquer l’élaboration ». Le plus-un est un pro-vocateur, veille à ce que la voix de l’Autre puisse être entendue. Enfin, sur la permutation : « Pour prévenir l’effet de colle[45], permutation doit se faire, au terme fixé d’un an, deux maximum ». Car… tel est l’enjeu : l’engagement de chaque Un dans un transfert de travail, qui maintient vivante la psychanalyse, à l’endroit de son intransmissibilité : « Tel que maintenant j’en arrive à le penser, la psychanalyse est intransmissible. C’est bien ennuyeux. C’est bien ennuyeux que chaque psychanalyste soit forcé – puisqu’il faut bien qu’il y soit forcé – de réinventer la psychanalyse[46] ». Autrement dit : la transmission, pas sans le transfert.

 

[1] Cette question fera l’objet d’un prochain article.

[2] Lacan, Lettres de l’Ecole freudienne, 1976, n°18, pp. 245-246.

[3] Lacan, « Acte de fondation », Autres Ecrits, Paris, Seuil, p. 229.

[4] Je souligne ces deux passages qui se répondent, à seize ans d’intervalle.

[5] Lacan, Leçon du 10 juin 1980, Séminaire Dissolution, inédit.

[6] Je souligne.

[7] Lacan, « Acte de fondation », Autres Ecrits, Paris, Seuil, p. 229.

[8] Lacan, Lettres de l’Ecole freudienne, 1976, n°18, pp. 249.

[9] Op.cit., p. 221.

[10] Lacan, « Acte de fondation », Autres Ecrits, Paris, Seuil, p. 230. Sur ce point aussi, Lacan dira en 1975 que la permutation ne s’est jamais produite.

[11] Freud (1921), Psychologie des masses et analyse du moi, Œuvres complètes, Volume XVI, Paris, PUF, 2010.

[12] Lacan, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Ecrits, Paris, Seuil, p. 677.

[13] C. Soler, Ce que Lacan disait des femmes, Paris, Editions du Champ lacanien, 2019, p. 205.

[14] Il est nécessaire, pour saisir toute la complexité de la fondation de l’E.F.P., de la mettre en perspective avec la crise de 1963 et l’arrêt de son séminaire sur les noms du père. Je renvoie le lecteur à l’ouvrage d’E. Porge, Les noms du père chez Jacques Lacan, Toulouse, Eres, 2013, pp. 72-102.

[15] Lacan, Leçon du 5 juillet 1980, Séminaire Dissolution, inédit.

[16] Lacan, « Acte de fondation », Autres Ecrits, Paris, Seuil, p. 236.

[17] Lacan, « Interventions sur l’exposé de M. Safouan : La fonction du père réel », Journées d’étude de l’École freudienne de Paris, in Lettres de l’École freudienne, 1973, n° 11, pp. 137-144.

[18] Lacan, « Préface de l’Edition Anglaise du séminaire XI », Autres Ecrits, Paris, Seuil, p. 573.

[19] Lacan, « Acte de fondation », Autres Ecrits, Paris, Seuil, p. 236.

[20] Lacan, « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001. Les citations qui suivent sont toutes tirées de ce texte.

[22] Je souligne.

[23] Nous faisons une distinction entre « équipe » et « groupe » : un groupe (c’est-à-dire une masse, une foule indifférenciées) fait équipe quand il est possible de maintenir la parole de chacun, et donc l’altérité, en son sein. C’est bien sûr une des visées de la supervision d’équipes.

[24] Je souligne.

[25] Je souligne. Lacan, Lettres de l’Ecole freudienne, 1976, n°18, pp. 264-265.

[26] Lacan, Séminaire RSI, Leçon du 15 avril 1975, inédit.

[27] Lacan, Lettres de l’Ecole freudienne, 1976, n°18, pp. 246.

[28] Je souligne l’équivocité de ce terme, qui renvoie tout autant à l’espace qu’à l’absence.

[29] Lacan, Séminaire RSI, Leçon du 15 avril 1975, inédit.

[30] Lacan, Lettres de l’Ecole freudienne, 1976, n°18, pp. 220.

[31] Je souligne.

[32] Lacan, Séminaire RSI, Leçon du 15 avril 1975, inédit.

[33] Lacan, Séminaire RSI, Leçon du 15 avril 1975, inédit.

[34] Ibid.

[35] G. Amiel, « RSI », La revue lacanienne, 2012, n°13, pp. 79-80.

[36] E. Porge, Les noms du père chez Jacques Lacan, Toulouse, Eres, 2013, pp. 180-181.

[37] Lacan, Lettres de l’Ecole freudienne, 1976, n°18, pp. 258.

[38] Lacan, Lettres de l’Ecole freudienne, 1976, n°18, pp. 221.

[39] Je souligne.

[40] Op. cit., p. 224.

[41] Op. cit., p. 226.

[42] Op. cit., p. 254.

[43] M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur », Œuvres, coll. La Pléiade, vol. II, 2015, pp. 1258-1280.

[44] Lacan, Séminaire Dissolution, Leçon du 11 mars 1980, inédit.

[45] Je souligne. Lacan jouera sur les signifiants : « école », « colle », « décolle », « d’écolage ».

[46] Lacan, Lettres de l’Ecole freudienne, 1979, n°25, vol. II, pp. 219.

 

Catégories : Par défaut