“Il faut toujours savoir profiter des équivoques”
Boileau, dans sa Satire XII, sur l’Equivoque, disait ceci :
« Du langage françois bizarre hermaphrodite.
De quel genre te faire, équivoque maudite,
Ou maudit ? (…)
Laisse-moi ; va charmer de tes vains agrémens
Les yeux faux et gâtés de tes louches amans,
Et ne viens point ici de ton ombre grossière
Envelopper mon style, ami de la lumière… »
Tout au contraire, Lacan indiquera jusqu’à la fin de son œuvre l’importance de prendre en compte l’équivoque pour entendre un sujet, celui qui est effacé sous les signifiants qui le représentent.
Par exemple, dans le séminaire l’Envers de la psychanalyse, il dira : « il faut toujours savoir profiter des équivoques[1] », indiquant ailleurs ceci qui est fondamental pour celle ou celui qui s’intéresse au parlêtre : « Une langue n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister[2] ». C’est dire son importance !
Un seul exemple, qui m’a beaucoup touché, permettra de faire entendre le poids de l’équivoque dans la cure analytique, lorsqu’elle est entendue par l’analyste qui s’autorise à en faire quelque chose, à en témoigner d’une manière ou d’une autre, à son analysant.
Une analysante allemande raconte à G. Miller[3], à l’occasion du film qu’il a réalisé sur le Maître, qu’elle avait espoir que l’analyse pourrait lui « arracher cette douleur » liée à « la Guerre, les horreurs, l’après-Guerre, les mensonges », elle, la petite fille née en 1938 et ayant été frappé de plein fouet par ces horreurs. Elle comprit à la réponse silencieuse de Lacan et à son regard qu’il lui faudrait vivre avec ça toute sa vie. Ce premier acte permet déjà de faire entendre que la psychanalyse n’est pas un soin qui prétendrait gommer le Réel, toutes les souffrances liées aux contingences de la vie, laissant le sujet dans une béatitude aussi idiote qu’illusoire. Un contre-pied de la Modernité, dont il faut rappeler que cet état de bien-être sans manque est ni plus ni moins ce que l’Organisation Mondiale de la Santé s’est proposée d’appeler Santé : « un état de complet bien-être physique, mental et social, [qui] ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité », voilà ce qu’il s’agirait de promouvoir !
Lors d’une séance, cette analysante raconte à Lacan un rêve : « Je me réveille tous les matins à 5h ». Elle ajoute : « C’est à 5h que la Gestapo est venue chercher les Juifs dans leur maison ». Elle raconte qu’à ce moment-là Lacan se lève « comme une flèche de son fauteuil » et vient lui caresser délicatement la joue, transformant par là la Gestapo en « geste à peau ». Cette surprise, dit-elle, n’a pas diminué sa souffrance, mais « ça en a fait autre chose », ça l’a transformée. « La preuve, maintenant, 40 ans après, je le raconte encore. Ce geste je l’ai encore sur la joue. Ce geste est… C’est un appel à l’humanité ».
C’est ce que je propose d’appeler le second acte. Lacan a su saisir le moment opportun, grâce à l’équivoque entendue du discours de l’analysante, pour poser un acte qui eut pour effet, dans l’après-coup de transformer la souffrance de cette femme, en permettant que s’écrive Autrement son histoire. Tel le lion, métaphore de Freud, il a bondi de son fauteuil, proposant là une interprétation qui fit évènement dans la vie de cette femme.
[1] Lacan, J. Le séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 16.
[2] Lacan, J., « L’étourdit », Autres écrits, Seuil, 2001, p. 490.
[3] Cf. le film qu’il tourna en 2015, Rendez-vous chez Lacan et diffusé sur France 3.