Proust et la question de la langue

Publié par SEO380041 le

Et patatipatali et patatatipatala[1]… A la recherche de lalangue ?

 

 

« Car toujours l’homme s’agite et Dieu le mène[2] ».

 

A la recherche du temps perdu, œuvre monumentale de l’écrivain Marcel Proust, écrite sur une durée de plus de quinze ans (de 1906 à 1922), est une exploration fine, minutieuse et souvent géniale de l’âme humaine, du Moi, de ce qui le sous-tend et le mène, l’Inconscient.

 

Proust, s’il connaît les travaux de Charcot, n’a jamais rencontré Freud et semble-t-il, ne l’a pas lu non plus. Pourtant ces frères de l’inconscient se répondent, par leur œuvre respective, chacun à sa manière. L’insistance de Lacan, du début à la fin de son œuvre, sur la « fonction de la parole » et le « champ du langage » dans la psychanalyse, alors que celle-ci s’enlisait dans les années cinquante dans l’imaginaire et dans le « tout à l’ego[3] », permet de retrouver le vif de l’œuvre de Freud, et notamment des premiers textes qui traitent précisément de l’inconscient, structuré comme un langage : la Traumdeutung, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Psychopathologie de la vie quotidienne.

 

J’ai été frappé par la finesse de l’attention avec laquelle Proust repère et insiste, au début du XXe siècle, sur « ce magnifique langage, si différent de celui que nous parlons d’habitude, et où l’émotion fait dévier ce que nous voulions dire et épanouir à la place une phrase tout autre, émergée d’un lac inconnu où vivent ces expressions sans rapport avec la pensée et qui par cela même la révèlent[4] ». « Esp d’un laps[5] », dira Lacan, qui nous rapproche de l’inconscient Réel.

 

Que la pensée et la parole ne s’accordent pas, Proust s’en rend compte très tôt, et l’attention portée au signifiant qui surgit là où on ne l’attendrait pas le renseigne sur ce qui n’est pas dit : « moi qui pendant tant d’années n’avais cherché la vie et la pensée réelle des gens que dans l’énoncé direct qu’ils m’en fournissaient volontairement, par leur faute, j’en étais arrivé à ne plus attacher au contraire d’importance qu’aux témoignages qui ne sont pas une expression rationnelle et analytique de la vérité ; les paroles elles-mêmes ne me renseignaient qu’à la condition d’être interprétées à la façon d’un afflux de sang à la figure d’une personne qui se trouble, à la façon encore d’un silence subit. Tel adverbe (…) jailli dans une conflagration par le rapprochement involontaire, parfois périlleux, de deux idées que l’interlocuteur n’exprimait pas, et duquel par telles méthodes d’analyse ou d’électrolyse appropriées, je pouvais les extraire, m’en disait plus qu’un discours[6] ».

 

« C’est dans la mesure où le signifiant ne vous arrête pas que vous comprenez[7] », dit Lacan dans une de ses formules lumineuses. Or la compréhension n’a rien à voir avec le savoir, celui que l’analyste suppose au sujet qui vient demander une analyse, savoir in-su qui pourra en partie se révéler, par petits bouts, en étant attentif (d’abord l’analyste, puis l’analysant au contact de celui-ci), comme Proust le fait là, à ce qui surgit. Bien sûr aux formations de l’inconscient, mais aussi à la matière sonore, aux intonations, aux accents, et à la musicalité du discours, à ses discordances, au rythme, au tempo (ou à la cadence) de celui-ci. Tel ce patient alcoolique, dont j’avais repéré d’abord et avant tout contenu sa manière, singulière, de parler : il avalait littéralement les mots qui se rapprochaient de la fin d’une phrase, en les mâchant, en les écrasant, en les avalant, ayant pour effet de n’en finir aucune, dans une angoisse orale inconsciente et débordante. Moi-même pris dans son moulin à paroles dès que je l’ouvrais, je décidai alors de me taire et de me limiter à scander l’arrêt des séances, en pariant sur les effets que la coupure répétée et régulière de son discours produirait. Quelques mois plus tard, à raison de deux séances hebdomadaires, et sous l’effet du transfert, le débit de sa parole ralentit, l’angoisse diminua.

 

N’est-ce pas justement des effets de lalangue sur un sujet que l’auteur de la Recherche nous invite à prendre acte ? Lalangue, néologisme formé par Lacan suite à un lapsus[8] n’est-elle pas une manière pour Lacan de nous inviter à ne pas perdre de vue la dimension singulière, de jouissance qu’un sujet entretient avec une langue particulière, sa langue maternelle. « Interpréter les paroles à la façon d’un afflux de sang à la figure d’une personne qui se trouble », c’est, me semble-t-il, ne pas négliger cette jouissance que contient lalangue, structure élémentaire de la parenté, et reprise par le bébé dans une musicalité qui inclut la lallation. Ce « bain de langage » dont parle Lacan, et dans lequel est plongé l’infans, n’est autre que la jouissance prise par les parents eux-mêmes avec leur langue : c’est « l’obrescène[9] », condensant l’Autre scène de Freud et l’obscénité de la jouissance de lalangue. Ecoutons Proust à ce propos : « L’individu baigne dans quelque chose de plus général que lui. A ce compte, les parents ne fournissent pas que ce geste habituel que sont les traits du visage et de la voix, mais aussi certaines manières de parler, certaines phrases consacrées, qui presque aussi inconscientes qu’une intonation, presque aussi profondes, indiquent, comme elle, un point de vue sur la vie[10] ».

 

« Dans ce livre où il n’y a pas un seul fait qui ne soit fictif, où il n’y a pas un seul personnage “à clefs”, où tout a été inventé par moi selon les besoins de ma démonstration[11] », Françoise, la cuisinière de tante Léonie à Combray, et qui, après la mort de celle-ci, entre au service des parents du Narrateur, sera le siège, régulier, de cette imprégantion chez tout sujet de  la lalangue. D’ailleurs, Françoise, présente tout au long du roman, est pourtant déjà grand-mère dès le début de l’œuvre. Semblant ainsi immortelle, intemporelle comme l’inconscient, accompagnant le Narrateur du début à la toute fin de l’œuvre, n’en est-elle pas une métaphore ?

 

Les préoccupations de Proust pour la langue française, son histoire, son évolution, ses moments de grandeur et de décadence, qui s’inscrivent dans un large débat à son époque, ne doivent pas masquer l’attention qu’il porte à la façon singulière dont un sujet en est affecté, en jouit. Certes, Proust déplore que Françoise « ne parlait plus bien comme autrefois » et « sur ces lèvres , dit-il, j’avais vu fleurir jadis le français le plus pur », se trouvait désormais – Françoise ayant pris certains traits par « humilité » ou « tendre admiration pour les êtres qui lui étaient infiniment inférieurs » –   « leur vilain tour de langage[12] ». La conversation, écrit-il ailleurs, est « souillée », « d’habitudes verbales, de rengaines, de traces de défauts[13] ». De ces habitudes verbales, de ces rengaines, de ces traces de défauts, l’analyste, lui, y voit la part irréductiblement singulière du parlêtre, la différence absolue, celle que chacun entretient avec lalangue.

 

Lalangue n’a pas une fonction de communication. Par conséquent, n’ayons pas la « naïveté » de croire « que c’est la parole même qu’on a prononcée qui chemine telle quelle le long des fils du téléphone[14] ». Ainsi Proust fait du malentendu, aujourd’hui si abscons et incompris du sujet, une expérience structurale, nécessaire, quotidienne : « Qu’elles [les paroles] soient remplies en général par la personne à qui nous les adressons d’un sens qu’elle tire de sa propre substance et qui est très différent de celui que nous avions mis dans ces mêmes paroles, c’est un fait que la vie courante nous révèle perpétuellement[15] ». Je ne sais pas ce que je dis à quelqu’un qui ne sait pas ce qu’il entend. C’est encore Françoise qui le démontre : « Le témoignage des sens est lui aussi une opération de l’esprit où la conviction crée l’évidence. Nous avons vu bien des fois le sens de l’ouïe apporter à Françoise non le mot qu’on avait prononcé, mais celui qu’elle croyait le vrai, ce qui suffisait pour qu’elle n’entendît pas la rectification implicite d’une prononciation meilleure[16] ». C’est ainsi qu’elle continuera d’entendre Sazerin, alors que pendant vingt-cinq ans, tout le monde lui parlera à Combray de Madame Sazerat.

 

Une lettre peut aussi manquer, comme chez le personnage du maître d’hôtel, double de celui de Françoise et dont celle-ci, d’ailleurs, finira par prendre certains traits langagiers. Au lieu de « pissotière », dit Proust, il prononce « pistière ». Et Proust de conclure : « Sans doute dans son enfance n’avait-il pas entendu l’o, et cela lui était resté. Il prononçait donc ce mot incorrectement, mais perpétuellement[17] ». Incorrectement et Perpétuellement. Lalangue, essentiellement jouissance, insiste, se répète. Quant à cette lettre « o », n’est-elle pas justement celle qui fait passer de « française » à Françoise », de la langue à lalangue, maternelle ? Comment d’ailleurs « l’o », constituant principal de la mer, pourrait-elle ne pas avoir un rapport avec ce bain de langage, que l’enfant entend déjà dans le ventre maternel ?

 

Enfin, je l’ai dit, lalangue a affaire aussi avec la musique, et nous entendons, si nous nous laissons faire, la musique singulière de la langue d’un sujet, sa voix, ses tonalités affectives et leur variation, son accentuation. Là encore écoutons les propos de Françoise autour de la  grande Guerre. Je cite ce passage succulent : « De fait Françoise commençait à être reprise par moments de son pacifisme de Combray. Elle avait presque des doutes sur les “atrocités allemandes”. “Au commencement de la guerre on nous disait que ces allemands c’était des assassins, des brigands, de vrais bandits, des bbboches…” (Si elle mettait plusieurs b à boches c’est que l’accusation que les allemands fussent des assassins lui semblait après tout plausible, mais celles qu’ils fussent des boches, presque invraisemblable à cause de son énormité. Seulement il était assez difficile de comprendre quel sens mystérieusement effroyable Françoise donnait au mot de “boche” puisqu’il s’agissait du début de la guerre, et aussi à cause de l’air de doute avec lequel elle prononçait ce mot. Car le doute que les Allemands fussent des criminels pouvait être mal fondé en fait, mais ne renfermait pas en soi, au point de vue logique, de contradiction. Mais comment douter qu’ils fussent des boches, puisque ce mot, dans la langue populaire, veut dire précisément allemand ? Peut-être ne faisait-elle que répéter en style indirect les propos violents qu’elle avait entendus alors et dans lesquels une particulière énergie accentuait le mot boche)[18] ». L’énergie pulsionnelle de la voix de Françoise vient se poser sur cette lettre, et en permet le repérage. Proust en cherche la signification, non sans être attentif à la logique du discours. Le signifiant est-il identique à lui-même ?

 

Chacun a sa manière de « se faire sa langue[19] ». Voici la leçon proustienne. Or, le rabattement et l’aplatissement de cette dimension fondamentale du parlêtre sur la parole prise comme unique fonction de communication n’amène-t-il pas le sujet à errer, et à ne plus rien comprendre de ce qui peut se jouer pour lui, et notamment dans la relation à l’Autre ? Dans ce contexte, la clinique nous le montre quotidiennement notamment dans les questions du conjugo, le malentendu, c’est-à-dire le trou, est à éradiquer, par une meilleure communication ! L’impuissance se substitue alors à l’impossible, et le divorce réel devient la seule alternative. « A la recherche de quelqu’un qui me correspond », voilà le leitmotiv contemporain ! La rencontre avec l’analyste ne représente-t-elle pas alors pour le parlêtre une opportunité formidable de réintroduire dans sa vie (notamment de couple) ce « lac inconnu » et méconnu, ce divorce symbolique ? N’est-ce pas un fait, qu’à s’y fier, les effets sont pacifiants ?

 

 

[1] M. Proust, A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé, Omnibus, 2011, p. 1265.

[2] M. Proust, A la recherche du temps perdu. La Prisonnière, Omnibus, 2011, p. 813.

[3] T. Benacquista, Tout à l’ego, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2001.

[4] M. Proust, A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé, Omnibus, 2011, p. 1340.

[5] J. Lacan, « Préface à l’édition anglaise du séminaire XI », Autres écrits, Paris, Le Seuil, p. 571.

[6] M. Proust, A la recherche du temps perdu. La Prisonnière, Omnibus, 2011, p. 610.

[7] J. Lacan, Le savoir du psychanalyste, leçon du 4 mai 1972.

[8] Alors qu’il souhaite parler du dictionnaire de la psychanalyse, Lacan dit « dictionnaire de la philosophie ». Qui se nomme… Lalande. De ses associations naît… Lalangue, qu’il propose d’écrire en un seul mot.

[9] J. Lacan, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, séance du 19 avril 1977.

[10] M. Proust, A la recherche du temps perdu. A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Omnibus, 2011, p. 916.

[11] M. Proust, A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé, Omnibus, 2011, p. 1363.

[12] M. Proust, A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé, Omnibus, 2011, p. 1265.

[13] M. Proust, A la recherche du temps perdu. La Prisonnière, Omnibus, 2011, p. 637.

[14] M. Proust, A la recherche du temps perdu. La Fugitive, Omnibus, 2011, p. 1087.

[15] M. Proust, A la recherche du temps perdu. A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Omnibus, 2011, p. 889.

[16] M. Proust, A la recherche du temps perdu. La Prisonnière, Omnibus, 2011, p. 710.

[17] M. Proust, A la recherche du temps perdu. Le temps retrouvé, Omnibus, 2011, p. 1266 A noter que Proust, avant cela, en parle dans La prisonnière, op. cit., p. 710. Le signifiant se répète, chez le maître d’hôtel, comme dans l’œuvre de Proust.

[18] Op. cit., p. 1362.

[19] M. Proust, Lettre à Madame Straus, Correspondance, Paris, Plon, 1970-1993, t. VIII, p. 276-278.

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